Chapitre 1
LE VISAGE QUI SE REFLÈTE SUR L’EAU
1
Le temps est un visage qui se reflète sur l’eau : ainsi disait un vieux proverbe du vieux-temps, en la lointaine Mejis. Eddie Dean n’y avait jamais mis les pieds.
Enfin si, en un sens. Un soir, Roland avait emmené ses quatre compagnons – Eddie, Susannah, Jake et Ote – à Mejis, à travers ce long récit pendant qu’ils campaient sur l’I-70, l’autoroute du Kansas, dans un Kansas qui-ne-fut-jamais. Cette nuit-là, il leur avait raconté l’histoire de Susan Delgado, son premier amour. Peut-être même son seul amour. Et comment il l’avait perdue.
L’adage était peut-être vrai du temps de la jeunesse de Roland, quand il avait l’âge de Jake Chambers, mais Eddie le trouvait encore plus juste aujourd’hui, alors que le monde était en train de se détendre, comme le ressort principal d’une montre ancienne. Roland leur avait dit que même des choses aussi élémentaires que les points cardinaux n’étaient plus fiables, dans l’Entre-Deux-Mondes ; ce qui hier se situait plein ouest pouvait bien se retrouver au sud-ouest le lendemain, aussi dingue que ça puisse paraître. Et le temps lui aussi avait commencé à ramollir. Eddie aurait juré que certaines journées duraient quarante heures, et il leur succédait des nuits (comme celle durant laquelle Roland les avait emmenés à Mejis) qui paraissaient plus longues encore. Et puis un jour, au beau milieu de l’après-midi, il voyait presque l’obscurité jaillir d’un seul coup et la nuit descendre par-dessus l’horizon, vers eux. Eddie se demandait si le temps s’était perdu.
Ils avaient quitté une ville appelée Lud à bord de Blaine le Mono. Blaine est peine, comme l’avait dit Jake à plusieurs occasions, mais il s’était trouvé qu’il était bien plus que ça ; Blaine le Mono était complètement givré. Eddie l’avait tué grâce à l’illogique (« Tu as un don pour ça, mon lapin », lui disait Susannah), et ils avaient débarqué dans un Topeka qui n’avait tout simplement rien à voir avec le monde d’où venaient Eddie, Susannah et Jake. Ce qui n’était pas plus mal, sans rire, parce que ce monde-ci – un monde dans lequel l’équipe pro de base-ball de Kansas City s’appelait les Monarques, où le Coca-Cola était devenu N’Oz-A-La et où le constructeur automobile japonais numéro un ne s’appelait plus Honda mais Takuro – avait été assailli par une sorte de peste qui avait anéanti presque tout le monde. Alors colle-toi ça dans ta Takuro Spirit et fonce, s’était dit Eddie.
Il avait bien senti le temps passer, pendant toute cette aventure. Les trois quarts du temps, il avait eu une trouille bleue – comme tous les autres, sans doute, tous sauf peut-être Roland –, mais ça oui, le temps était bien réel. Il n’avait pas eu cette sensation qu’il lui filait entre les doigts, même quand ils marchaient le long de l’I-70 avec des balles fichées dans les oreilles, à regarder les voitures figées et à écouter le gazouillis de cette bête que Roland appelait une tramée.
Mais après la confrontation dans le palais de cristal avec l’Homme Tic-Tac, le vieil ami de Jake et aussi le vieil ami de Roland (Flagg… ou Marten… ou – tout simplement – Maerlyn), le temps avait changé.
Mais pas tout de suite. On a d’abord fait un tour dans cette foutue boule rose… on a vu Roland tuer sa mère par erreur… et quand on est revenu…
Oui, c’était là que ça s’était passé. Ils s’étaient réveillés dans une clairière à, quoi, une quarantaine de kilomètres du Palais Vert. Ils le voyaient toujours, mais ils avaient tous compris qu’il s’agissait d’un autre monde. Quelqu’un – ou quelque force – les avait transportés au-dessus ou à travers la tramée pour les ramener au Sentier du Rayon. Qui ou quoi que ce fût, il avait eu la délicatesse de leur emballer un pique-nique à chacun, avec un N’Oz-A-La et des biscuits Keebler, plus familiers.
Près d’eux, accrochée à une branche d’arbre, ils avaient trouvé un mot de cet être que Roland avait bien failli tuer dans le Palais : « Renoncez à la Tour. C’est votre dernier avertissement. » Ridicule, vraiment. Croire que Roland pourrait renoncer à la Tour, c’était comme l’imaginer en train de tuer le bafouilleux de compagnie de Jake pour le faire rôtir à la broche pour le dîner. Aucun d’eux ne renoncerait à la Tour Sombre. Dieu leur vienne en aide, ils iraient jusqu’au bout, maintenant.
Il reste un peu de lumière, avait dit Eddie le jour où ils avaient trouvé le mot de Flagg. Vous voulez qu’on en profite, ou quoi ?
Oui, avait répondu Roland de Gilead. Profitons-en.
Et c’est ce qu’ils avaient fait, ils avaient suivi le Sentier du Rayon à travers des champs infinis à ciel ouvert, séparés les uns des autres par ces horripilantes bandes de broussailles irrégulières. Ils n’avaient pas croisé signe de vie humaine. Le ciel était resté bas et nuageux, jour après jour, nuit après nuit. Et parce qu’ils suivaient le Sentier du Rayon, il arrivait que les nuages juste au-dessus d’eux se mettent à bouillonner et se déchirent, dévoilant des pans bleus, mais jamais pour très longtemps. Une nuit, ils s’étaient écartés assez longtemps pour leur laisser admirer la pleine lune, avec un visage nettement dessiné : le méchant rictus du Colporteur, avec son regard de côté et complice. Roland en avait déduit que c’était la fin de l’été ; mais pour Eddie, c’était tout et n’importe quoi, comme saison, avec cette herbe toute molle, ou carrément morte, ces arbres (le peu qu’ils croisaient) dénudés, ces buissons roussis et rabougris. Il y avait peu de gibier, et pour la première fois depuis des semaines – depuis qu’ils avaient quitté la forêt où régnait Shardik, l’ours cyborg – il leur arrivait de se coucher l’estomac presque vide.
Pourtant, se rappela Eddie, tout ça n’était rien à côté de cette impression d’avoir perdu toute notion du temps lui-même : ni heures, ni jours, ni semaines, ni saisons, pour l’amour du ciel. La lune disait peut-être à Roland qu’on était à la fin de l’été, le monde autour d’eux rappelait plutôt la première semaine de novembre, ce lent assoupissement vers l’hiver.
Eddie avait décidé à ce moment-là que le temps était en grande partie créé par des événements extérieurs. Quand il se passait plein de conneries intéressantes, le temps avait l’air de passer vite. Mais quand on était coincé dans les emmerdes habituelles, le temps ralentissait. Et quand tout s’arrêtait, qu’il ne se passait plus rien, le temps se barrait par la même occasion. Il pliait bagages pour se faire une petite virée à Coney Island. Ça paraissait barjo, vu comme ça, mais c’était vrai.
Est-ce qu’il ne se passait vraiment plus rien ? Eddie s’était mis à y réfléchir (comme de toute façon, il n’avait rien de mieux à faire que de pousser le fauteuil roulant de Susannah à travers ces champs interminables, ça lui laissait largement le temps de réfléchir). La seule bizarrerie qui lui était venue à l’esprit depuis qu’ils avaient quitté le Cristal du Magicien, c’était ce que Jake appelait le Nombre Mystère, et c’était sans doute sans importance. Ils avaient dû résoudre une devinette mathématique dans le Berceau de Lud pour pouvoir monter à bord de Blaine, et Susannah avait suggéré que le Nombre Mystère était un rescapé de cet épisode. Eddie était loin d’être convaincu par sa théorie, mais après tout, c’était une théorie comme une autre.
Et puis en fait, qu’est-ce qu’il pouvait bien avoir de tellement spécial, le nombre dix-neuf ? Nombre Mystère, en effet. Après un moment de réflexion, Susannah avait souligné que c’était un nombre premier, au moins, comme les nombres qui leur avaient ouvert la porte vers Blaine le Mono. Eddie avait ajouté que c’était le seul situé entre dix-huit et vingt quand on comptait. Jake avait éclaté de rire, et lui avait dit d’arrêter de faire le con. Eddie, qui était assis près du feu de camp à sculpter un lapin (qui irait rejoindre dans son sac le chien et le chat), avait ordonné à Jake d’arrêter de se moquer de son seul véritable talent.
2
Cela faisait peut-être cinq ou six semaines qu’ils étaient de retour sur le Sentier du Rayon, quand ils tombèrent sur une double ornière assez ancienne, qui autrefois avait dû être une route. Elle ne suivait pas exactement la direction du Rayon, mais Roland les y jeta quand même. L’itinéraire était bien assez proche de celui du Sentier du Rayon pour ce qui les concernait, avait-il dit. Eddie pensa que se retrouver à nouveau sur une route allait un peu recadrer les choses, que ça allait les sortir de cette torpeur subtropicale qui les rendait dingues, mais rien du tout. La route montait, les menant à travers une série de champs en pente, étagés comme une volée de marches. Ils finirent par franchir le sommet d’une crête qui s’étendait du nord au sud. Sur l’autre versant, leur route s’enfonçait dans un bois épais. Presque une forêt de conte de fées, se dit Eddie alors qu’ils pénétraient dans ses ténèbres. Le deuxième jour (ou peut-être le troisième ou le quatrième…), Susannah abattit un jeune cerf dans la forêt, et la viande leur fut un véritable délice après un régime de burritos végétariens à la pistolero, mais il n’y avait ni orques, ni trolls dans les profondes clairières, pas plus que d’elfes – Keebler ou autres. Et plus de cerfs, d’ailleurs.
— Je cherche toujours le marchand de bonbons, fit Eddie. Ils zigzaguaient entre les grands arbres centenaires depuis plusieurs jours, alors. Peut-être même que ça faisait une semaine. Ce dont il était sûr, c’est qu’ils étaient encore assez près du Sentier du Rayon. On le voyait dans le ciel… et puis, ça se sentait.
— De quel marchand tu parles ? demanda Roland. Encore une histoire ? Si c’est le cas, j’aimerais l’entendre.
Ben voyons. Dès qu’il était question d’histoires, ce type était un véritable morfal. Surtout celles qui commençaient par « Il était une fois, du temps où tout le monde vivait dans la forêt ». Mais il avait une drôle de façon d’écouter. Un peu décalée. Eddie en avait parlé à Susannah, une fois, mais elle lui avait expliqué les choses en deux coups de cuillère à pot, comme d’habitude. Susannah avait cette faculté troublante de mettre des mots sur les sentiments, de fixer les vertiges.
— C’est parce qu’il écoute de toutes ses oreilles, avec les yeux écarquillés, comme un gamin avant de s’endormir, avait-elle dit. Et c’est comme ça que toi tu veux qu’il t’écoute, chéri.
— Et comment il écoute, lui ?
— Comme un anthropologue, avait-elle répondu en un éclair. Comme un anthropologue qui essaie de comprendre une culture étrangère à travers ses mythes et ses légendes.
Elle avait raison. Et si la façon qu’avait Roland d’écouter mettait Eddie mal à l’aise, c’était probablement parce qu’au fond de lui, Eddie se disait que, si quelqu’un devait écouter comme un scientifique, c’étaient bien lui, Suze et Jake. Parce qu’eux, ils venaient d’un où et d’un quand bien plus sophistiqués. Pas vrai ?
Vrai ou pas, à eux quatre ils avaient découvert un paquet d’histoires communes à leurs deux mondes. Roland connaissait un conte appelé « Le Songe de Diane », qui ressemblait étrangement à « La Dame ou le Tigre » que ces trois New-Yorkais en exil avaient lu à l’école. Le récit de Lord Perth était semblable à celui de David et Goliath, dans la Bible. Roland avait entendu beaucoup d’histoires sur l’Homme Jésus qui était mort sur la croix pour la rémission des péchés et il avait appris à Eddie, Susannah et Jake que ce Jésus avait un bon paquet de disciples, ici, dans l’Entre-Deux-Mondes. Il y avait aussi des chansons communes. « Amour insouciant ». Ou « Hey Jude », même si dans le monde de Roland, la première phrase de la chanson était « Hey, Jude, j’te vois, bonhomme ».
Eddie avait passé au moins une heure à raconter à Roland l’histoire d’Hansel et Gretel, transformant la vilaine sorcière mangeuse d’enfants en Rhéa du Coös presque malgré lui. Quand il en était arrivé au moment où elle essaie d’engraisser les enfants, il s’était interrompu pour demander à Roland :
— Tu la connais, celle-là ? Ou une autre version ?
— Non, mais c’est une belle histoire. Raconte la suite, s’il te plaît.
C’est ce qu’Eddie avait fait, finissant par le sempiternel « ils vécurent heureux et eurent beaucoup d’enfants », et le Pistolero avait hoché la tête.
— Personne ne vit heureux comme ça, mais c’est aux enfants de le découvrir par eux-mêmes, n’est-ce pas ?
— Ouais, avait lancé Jake.
Ote suivait le garçon comme son ombre en trottinant, levant les yeux vers Jake avec cette expression d’adoration placide dans ses yeux cerclés d’or.
— Ouais, répéta le bafouilleux, reproduisant exactement l’inflexion plutôt lugubre de sa voix.
Eddie passa le bras autour des épaules de Jake.
— Dommage que tu sois dans ce trou, plutôt qu’à New York. Si tu étais resté dans la grande Pomme, mon petit Jakey, tu aurais sûrement ton propre psychiatre rien que pour toi, à l’heure qu’il est. Tu bosserais sur les problèmes liés à tes parents. Tu remonterais jusqu’au cœur de tes conflits non résolus. Peut-être même qu’on te refilerait de la bonne came. De la Ritaline, des trucs de ce genre.
— L’un dans l’autre, j’aime mieux être ici, répliqua Jake, en baissant les yeux vers Ote.
— Ouais, fit Eddie, je te jette pas la pierre.
— Ce genre d’histoires, on les appelle des « contes de fées », dit Roland d’un air pensif.
— Ouais, confirma Eddie.
— Pourtant, il n’y avait pas de fée, dans celle-là.
— Non, acquiesça Eddie. C’est un nom de genre plus qu’autre chose. Dans notre monde, on a les histoires policières… la science-fiction… les westerns… les contes de fées. Tu vois ?
— Oui, répondit Roland. Est-ce que dans votre monde, les gens veulent toujours un seul parfum à la fois, pour leurs histoires ? Un seul goût en bouche ?
— On pourrait dire ça, il me semble, dit Susannah.
— Personne ne mange de pot-au-feu ? demanda Roland.
— Au dîner, parfois, fit Eddie. Mais quand il s’agit de s’amuser, on a effectivement tendance à s’en tenir à un seul parfum, et à ne pas laisser les différents ingrédients se mélanger dans l’assiette. Je sais que ça n’a pas l’air folichon, dit comme ça.
— Et tu dirais qu’il y en a combien, des contes de fées de ce genre ?
Sans l’ombre d’une hésitation – et sans s’être donné le mot –, Eddie, Susannah et Jake répondirent exactement en même temps : « Dix-neuf ! » Suivis une seconde plus tard par la voix rauque d’Ote : « Di-neuf ! »
Ils se regardèrent et éclatèrent de rire, car « dix-neuf » était devenu en quelque sorte leur réplique fétiche, remplaçant « bi d’honneur », que Jake et Eddie avaient usé jusqu’à la corde. Pourtant il y avait dans ce rire une pointe de gêne, parce que cette histoire de dix-neuf devenait quelque peu bizarre. Eddie s’était surpris en train de le graver sur le flanc de son dernier animal en bois, comme une marque de fabrique : Salut, camarade, bienvenue dans notre tanière ! On l’appelle le Bar Dix-neuf. Autant Susannah que Jake avaient avoué que, lorsqu’ils apportaient du bois pour le feu du soir, c’était par fagot de dix-neuf branches. L’un comme l’autre, ils avaient été incapables d’expliquer pourquoi ; pour une raison inconnue, ça leur paraissait la chose à faire.
Et puis il y avait eu ce matin où Roland s’était arrêté à l’orée du bois qu’ils traversaient. Il avait tendu le bras vers le ciel, où un arbre particulièrement vieux dressait ses branches vénérables. Ces branches dessinaient sur fond de ciel le nombre dix-neuf. Dix-neuf, très distinctement. Ils l’avaient tous vu, mais Roland avait été le premier.
Ce même Roland, qui croyait aux augures et aux présages aussi naturellement qu’Eddie avait un temps cru aux ampoules électriques et aux piles AA, avait tendance à décourager son ka-tet dans sa soudaine fascination pour ce nombre. Ils étaient devenus proches les uns des autres, disait-il, aussi proches qu’un ka-tet pouvait l’être, et de ce fait, ils avaient tendance à se transmettre leurs pensées, leurs habitudes et leurs petites obsessions comme un rhume. Et il pensait que, dans une certaine mesure, Jake encourageait ce phénomène.
— Tu as le shining, Jake, lui avait-il dit. Je ne suis pas sûr qu’il soit aussi développé chez toi qu’il l’était chez mon vieil ami Alain, mais par tous les dieux, c’est bien possible.
— Je ne sais pas de quoi tu parles, avait répondu Jake, le front plissé, visiblement perplexe.
Eddie se disait que Jake comprendrait en temps utile, comme qui dirait. Si le temps voulait se remettre à défiler normalement, évidemment.
Et le jour où Jake rapporta les boulrèves, c’est ce qui se passa.
3
Ils avaient fait une pause pour le déjeuner (toujours la routine des burritos végétariens – la viande de cerf et les biscuits Keebler n’étaient déjà plus qu’un vague souvenir), quand Eddie fit remarquer que Jake avait disparu et demanda au Pistolero s’il savait où le gosse avait filé.
— Il a quitté la formation il y a environ une demi-roue, dit Roland en pointant les deux doigts restants de sa main droite vers la route.
— Il va bien. Sinon, on le sentirait tous.
Roland baissa les yeux sur son burrito, et mordit dedans sans enthousiasme.
Eddie ouvrit la bouche pour dire autre chose, mais Susannah le devança.
— Le voilà. Salut, trésor, qu’est-ce que tu nous ramènes là ?
Jake avait les bras chargés de boules de la taille de balles de tennis. Seulement ces balles-là n’auraient pas rebondi bien loin ; elles avaient des petites cornes sur la tête. Quand le gamin s’approcha, Eddie put en sentir l’odeur, une odeur merveilleuse – l’odeur du pain frais juste sorti du four.
— Je pense que ces trucs-là doivent être pas mal au goût, fit Jake. Ils sentent comme le pain au levain que ma mère et Mme Shaw – la gouvernante – achetaient chez Bazaar’s.
Il jeta un regard vers Susannah et Eddie, un petit sourire aux lèvres.
— Bazaar’s, vous connaissez, les gars ?
— Moi oui, répondit Susannah. C’est ce qu’on fait de mieux, mmmm-hmmmmm. Et ils sentent délicieusement bon. Tu n’y as pas encore goûté, hein ?
— Bien sûr que non.
Il lança un regard interrogateur à Roland.
Le Pistolero mit fin au suspense en prenant un petit pain, en lui arrachant les cornes et en mordant dans ce qui restait.
— Des boulrèves. Ça fait une éternité que je n’en avais pas vu. Elles sont fabuleuses – ses yeux bleus rayonnaient. Je n’aime pas manger les cornes. Non pas qu’elles soient empoisonnées, mais je les trouve amères. On peut les faire frire, s’il reste un peu de graisse de cerf. Frites, elles ont presque le goût de la viande.
— Ça me paraît une bonne idée, commenta Eddie. Mets-t’en plein la tête. Quant à moi, je pense que je vais faire l’impasse sur les champignons surprise, ou quel que soit leur nom.
— Ce ne sont pas du tout des champignons, dit Roland. On dirait plutôt une sorte de baie.
Susannah en prit un, grignota un petit morceau, puis s’offrit une vraie bouchée.
— Ne te prive pas d’un truc pareil, mon ange, dit-elle. Comme aurait dit l’ami de mon Papa, Pop Mose : « Ils sont terribles. »
Elle prit une autre boulrève des mains de Jake et passa l’ongle sur sa surface lisse.
— Peut-être bien, fit-il, mais dans ce livre que j’ai lu, je devais faire un devoir dessus, au lycée – je crois que le titre, c’était Nous avons toujours habité le château[1] – il y avait cette foldingue qui empoisonnait toute sa famille avec des trucs comme ça.
Il se pencha vers Jake, haussant les sourcils et lui dardant un sourire qu’il voulait le plus effrayant possible.
— Elle a empoisonné toute sa famille, et ils sont morts dans des souffrances A-TRO-CES !
Eddie tomba du tronc sur lequel il était assis et se mit à se rouler sur les aiguilles et les feuilles mortes, faisant d’horribles grimaces et feignant de s’étrangler. Ote courait autour de lui, aboyant le nom d’Eddie par des séries de petits glapissements suraigus.
— Arrête un peu, dit Roland. Où les as-tu trouvés, Jake ?
— Là-bas, derrière, dans une clairière que j’ai repérée depuis le chemin. Il y en a des tas. Et puis, les gars, si vous avez envie de viande… je sais que je suis… il y a toutes sortes de signes. Des traces fraîches.
Des yeux, il scruta le visage de Roland.
— Des traces… très… fraîches…
Il parlait lentement, comme si quelqu’un dans le groupe ne parlait pas couramment leur langue.
Un petit sourire joua sur les lèvres de Roland.
— Parle bas mais parle clairement, dit-il. Qu’est-ce qui te tracasse, Jake ?
Jake répondit en bougeant à peine les lèvres.
— Des hommes, qui m’observaient quand je ramassais les boulrèves – il marqua une pause. Qui nous observent en ce moment.
Susannah prit une des boulrèves, l’admira, puis plongea son visage dedans pour le respirer comme une fleur.
— Derrière nous, sur le chemin ?
— Oui, confirma Jake.
Eddie porta le poing à sa bouche, comme pour étouffer une toux.
— Combien ?
— Quatre, je dirais.
— Cinq, précisa Roland. Peut-être même six. Dont une femme. Et un garçon à peine plus vieux que Jake.
Jake le regarda, troublé.
— Depuis quand ? demanda Eddie.
— Hier, répondit Roland. Ils se sont mis à nous filer. Ils viennent du plein est.
— Et tu ne nous as rien dit ? demanda Susannah d’un ton plutôt sévère, sans même prendre la peine de se couvrir la bouche ou de ne pas articuler.
Roland la regarda avec l’ombre d’une lueur dans l’œil.
— J’étais curieux de voir lequel d’entre vous les repérerait le premier. En fait, j’avais misé sur toi, Susannah.
Elle lui lança un regard froid et ne répondit pas. Eddie se dit qu’il y avait plus dans ce regard qu’une petite Detta Walker et il fut content qu’il ne s’adresse pas à lui.
— Et on fait quoi, alors ? demanda Jake.
— Pour l’instant, rien, répondit le Pistolero.
Ce qui ne fut visiblement pas du goût de Jake.
— Et s’ils sont comme le ka-tet de l’Homme Tic-Tac ? Gasher, Hoots, ces gars-là ?
— Ce n’est pas le cas.
— Comment tu le sais ?
— Parce que si c’était le cas, ils nous seraient tombés dessus avant, et à l’heure qu’il est, ils régaleraient les mouches.
Personne ne trouva de réplique à ça, et ils reprirent leur chemin. Il serpentait dans l’obscurité profonde, se frayant un passage entre les arbres plusieurs fois centenaires. Ils n’étaient pas en route depuis vingt minutes qu’Eddie entendit leurs poursuivants (ou leurs ombreurs) : des brindilles qui craquent, du feuillage froissé, et même des chuchotements. Des pieds-lourds, dans la terminologie de Roland. Eddie se sentit mortifié de ne pas les avoir remarqués plus tôt. Il se demanda aussi ce que ces foutus animaux-là faisaient pour gagner leur vie. Si ça consistait à pister et à piéger, ils s’étaient plutôt trompés de branche.
Eddie Dean faisait désormais partie de l’Entre-Deux-Mondes pour un millier de raisons, dont certaines tellement subtiles qu’il n’en était pas pleinement conscient, mais il continuait de mesurer les distances en kilomètres, non en roues. Ils avaient dû parcourir une vingtaine de kilomètres depuis la fontaine à boulrèves de Jake lorsque Roland donna le signal du bivouac. Ils s’arrêtèrent au milieu de la route, comme ils le faisaient toujours depuis qu’ils avaient pénétré dans la forêt ; ainsi, les braises de leur feu de camp avaient peu de chance de mettre le feu au bois.
Eddie et Susannah rapportèrent un bel échantillon de branches tandis que Roland et Jake installaient le campement et se mettaient à découper le butin de Jake. Susannah faisait glisser son fauteuil roulant sans efforts sous les vieux arbres, empilant ses trouvailles sur ses genoux. Eddie marchait à ses côtés, chantonnant doucement.
— Jette un œil à ta gauche, mon ange, dit Susannah.
Ce qu’il fit. Il aperçut au loin une lueur orange qui clignotait. Un feu.
— On ne peut pas dire que ce soient des as, fit-il.
— Non. En fait, je me sens même un peu désolée pour eux.
— Tu as une idée de ce qu’ils mijotent ?
— Nan. Mais je pense que Roland a raison… ils nous le diront quand ils seront prêts. Ou bien ils décideront qu’on ne fait pas l’affaire et ils disparaîtront dans la nature. Viens, allons rejoindre les autres.
— Une minute.
Il ramassa une branche de plus, hésita, puis en prit encore une. Il parut satisfait.
— C’est bon, dit-il.
Sur le chemin du campement, il compta les branches qu’il avait ramassées, puis celles posées sur les genoux de Susannah. Dans les deux cas, le total fut égal à dix-neuf.
— Suze, l’appela-t-il.
Elle leva les yeux vers lui.
— Le temps a redémarré.
Elle ne lui demanda pas ce qu’il entendait par là et se contenta de hocher la tête.
4
Les bonnes résolutions d’Eddie concernant les boulrèves ne firent pas long feu. L’odeur qui montait tandis que Roland les faisait frire dans le reste de graisse qu’il avait gardée dans sa vieille bourse râpée (cette foutue habitude qu’il avait de mettre de côté) était tout simplement irrésistible. Eddie reçut sa part dans l’une des assiettes anciennes qu’ils avaient trouvées dans les bois de Shardik et il engloutit le tout.
— C’est aussi bon que du homard, lâcha-t-il, avant de se rappeler les monstres qui avaient arraché les doigts de Roland, sur la plage.
— Aussi bon que les hot-dogs de Nathan, c’est ça que je voulais dire. Désolé de t’avoir taquiné, Jake.
— Ne t’inquiète pas, fit Jake avec un sourire. Tu n’y vas jamais très fort.
— Il y a une chose qu’il faut que vous sachiez, dit Roland en souriant – il souriait plus, ces derniers temps, beaucoup plus –, mais son regard restait sérieux. Vous tous. Les boulrèves provoquent parfois des rêves très entraînants.
— Tu veux dire qu’ils te font planer ? demanda Jake, un peu gêné.
Il pensait à son père. Elmer Chambers avait essayé beaucoup de choses vraiment bizarres, dans sa vie.
— Planer ? Je ne suis pas sûr de…
— Ça te décalque. Tu es parti. Tu vois des trucs. Comme quand tu as pris la mescaline et que tu es allé dans ce cercle de pierre où cette chose a failli… tu sais, où elle a failli me faire du mal.
Roland réfléchit un moment, replongeant dans ses souvenirs. Il y avait une sorte de succube emprisonné dans ce cercle de pierre. Si Roland l’avait laissé faire, la présence aurait sans doute initié Jake Chambers sexuellement, puis elle l’aurait baisé à mort. Mais il se trouve que Roland l’avait fait parler. Pour le punir, le démon lui avait envoyé une vision de Susan Delgado.
— Roland ? l’appela Jake, le regard inquiet.
— Ne te préoccupe pas, Jake. Il existe des champignons qui ont le genre d’effets dont tu parles – la modification de l’état de conscience, l’exaltation –, mais pas les boulrèves. Ce sont des baies, faites pour être mangées. Mais si vos rêves sont particulièrement réalistes, rappelez-vous simplement que vous êtes en train de rêver.
Eddie trouva ce petit discours plutôt bizarre. Pour commencer, ça n’était pas le genre de Roland de se montrer tellement soucieux de leur santé mentale. Ni de gaspiller ses mots, d’ailleurs.
Les choses ont redémarré et il le sait, lui aussi, pensa Eddie. Il y a eu un petit temps mort, mais maintenant le chrono tourne à nouveau. La partie reprend, comme on dit.
— On organise un tour de veille, Roland ? demanda Eddie.
— Je ne parierais pas là-dessus, répondit le Pistolero, très à l’aise, en se roulant une cigarette.
— Tu ne penses vraiment pas qu’ils soient dangereux, pas vrai ? dit Susannah, levant les yeux vers les bois, où les arbres perdaient leurs contours et se fondaient dans l’obscurité générale. La petite étincelle qu’ils avaient remarquée avait disparu, mais ceux qui les suivaient étaient toujours là. Susannah les sentait. Lorsqu’en jetant un œil à Ote, elle constata qu’il regardait dans la même direction, elle n’en fut pas surprise.
— Je pense même que c’est tout leur problème, dit Roland.
— Mais qu’est-ce que ça veut dire, bon sang ? demanda Eddie.
Mais Roland refusa d’en dire plus. Il restait simplement là, allongé au milieu de la route, un morceau de peau de cerf roulé sous la nuque, à contempler le ciel noir en fumant.
Plus tard, le ka-tet de Roland dormit. Ils ne firent pas de tour de garde et ne furent pas dérangés.
5
Les rêves, quand ils se montrèrent, n’avaient rien de rêves habituels. Ils en eurent tous conscience, sauf peut-être Susannah, qui en un sens très réel était totalement absente cette nuit-là.
Mon Dieu, me revoilà à New York, pensa Eddie. Puis, immédiatement après : Me revoilà à New York, pour de bon. Tout ça est réel.
Ça l’était. Il était bien à New York. Sur la 2e Avenue.
C’est alors qu’il vit apparaître Jake et Ote au coin de la 54e Rue.
— Salut, Eddie, fit Jake avec un sourire jusqu’aux oreilles. Bienvenue à la maison.
La partie reprend, pensa Eddie. La partie reprend.